15 April 2014 | PAR Hugo Saadi
Avec Tom à la ferme, Xavier Dolan change complètement de registre et nous livre un huis-clos paysan très sombre et angoissant. Toute la culture est allée à la rencontre de Pierre-Yves Cardinal, la révélation de ce thriller psychologique réussi. Entretient très amical avec le québécois.
Dans Tom à la ferme tu joues le rôle de Francis, le frère du défunt, peux-tu nous parler un peu de lui et de la relation ambiguë qu’il entretient avec Tom ?
Francis c’est un être un peu abject dans ses agissements, un être manipulateur qui refuse de voir la vérité en face sur bien des plans et qui a de la difficulté sur des plans personnels, de la difficulté à rentrer en contact avec les autres. Il est pris dans un univers qu’il connait trop, celui de la ferme. Il a un passé trouble, certains événements anciens l’ont coupé du monde, du village, plus personne ne veut lui adresser la parole. Il est coincé avec une mère avec qui il entretient une relation assez froide. Guillaume, le frère de Francis était très important pour lui, il a délaissé la ferme il y a quelques années seulement. Quand Tom arrive c’est un élément de nouveauté, c’est une fraicheur inespérée pour lui, quelque chose de nouveau. Quant à la relation ambiguë, tout par du fait qu’ils ont besoin l’un de l’autre pour se rappeler du défunt. J’avais discuté avec Xavier Dolan pour savoir si Francis était un gay refoulé ou un hétérosexuel malade. Pour Xavier, c’était plutôt un hétérosexuel complètement isolé et en manque d’affection flagrant. Étant donné que Francis recherche un contact, à la fois intellectuel et physique, il se dégage une certaine ambiguïté, mais pour lui c’est une quête de rapprochement. Il veut lui plaire pour que Tom reste, il est son bourreau et il faut récompenser la victime. Francis est plein d’ambivalences, c’est pas quelqu’un qui est unilatéralement méchant, il peut être affectueux mais il va tomber dans les extrêmes assez facilement. Au final tout le monde opère un transfert psychologique, tout le monde s’accroche aux autres car ils ne sont pas capables de faire face au deuil et il s’ensuit des relations qui naissent dans le mensonge et cela dégénère assez vite.
Tu viens de le rappeler, Francis tombe souvent dans les extrêmes, il est manipulateur, sombre, c’est un personnage assez complexe. En tant qu’acteur est-ce-que c’était fascinant d’interpréter ce rôle?
C’est un morceau extraordinaire pour un acteur, il fait peur au début parce que l’on se demande comment on va y arriver. J’ai trouvé ça stressant et je me demandais si j’allais y parvenir. La seule solution c’est de se mettre à travailler puis avec le recul je crois que la clé de la réussite ça a été de discuter avec Xavier. Il m’a dit «je ne veux pas que tu lises la pièce, mais que tu me poses des questions directement». Vu que l’on a changé beaucoup de choses entre la pièce et le scénario, je l’ai assailli de questions par rapport à Francis car il y a beaucoup de choses qui sont dites dans la pièce par rapport à son passé, mais qui ne sont pas présentes dans le scénario. Comme ça, on est parti sur les mêmes bases. Après ça il reste beaucoup de travail sur la façon dont il a décidé de le mettre en scène, l’assise sur laquelle tu te bases comme acteur est tellement importante, Xavier m’a donné beaucoup de «nourriture» dans ce sens là.
Il y a beaucoup de scènes marquantes dans le film, le tango, les diners très tendus, la course poursuite dans le champ de maïs. Quelles expériences humaines et professionnelles as-tu tiré de Tom à la ferme ?
Il y a beaucoup de scènes qui ont des énergies tellement différentes, comme celle du bar vers la fin. En tant qu’acteur c’est super intéressant à jouer, car tu te dis «demain on tourne cette scène ça va être le fun», on tournait jamais la même chose que la veille, c’était très intéressant pour ça. D’un point de vue personnel, c’était un rêve de tourner ce film là. Xavier et moi on s’est super bien entendu, la complicité s’est installée très vite. A un moment donné, on n’avait plus à discuter du fond, Xavier était surtout dans la direction technique. On a une équipe technique extraordinaire, il y avait une superbe énergie de plateau, certes le film est lourd par moments mais on blaguait souvent. Pour moi, la plus belle scène du film, c’est celle du souper. C’est une tout autre énergie. Il y a d’autres scènes aussi intenses, comme la bataille dans le champ de maïs qui est assez spéciale puisque c’est la première grosse scène que j’ai tournée. On a commencé par cette scène là et c’était parfait pour casser la glace, pour commencer le travail puisqu’ils ne connaissaient pas vraiment mon personnage. C’était tellement bestial, sale, on m’a dit que le reste de l’équipe était figé devant la scène. Celle avec le plus gros challenge, c’est certainement le tango. Toute cette chorégraphie, la relation constante, rester connecté avec l’autre acteur en plus d’avoir à réciter notre texte. Je sais que d’un point de vue de la danse, les spécialistes vont trouver ça assez ordinaire mais bon, nous sommes des amateurs de tango (rires). C’était aussi une scène intéressante à tourner en ce qui concerne le positionnement de la caméra, car vu que c’est une danse qui est beaucoup en rotation, c’est très difficile de compléter les rotations et d’arriver aux mêmes endroits. Parfois il me disait «si tu peux arriver ici pour que la caméra soit juste au dessus de ton épaule», il y avait beaucoup d’objectifs à accomplir dans cette scène c’était vraiment excitant.
Tu disais que sur le tournage vous faisiez des blagues. Le film est vraiment très noir, très oppressant, est-ce-que tu ressentais la pression que le spectateur voit à l’écran grâce à la photographie très sombre et à la musique assez glaçante ?
Oui vraiment, mais c’est sûr que l’on n’avait pas accès à toutes les musiques encore, c’est un travail de postproduction. J’avais besoin d’être isolé avec l’équipe en pleine campagne car pour mon personnage, la ferme c’est son quotidien. La complicité avec Xavier était super importante aussi. On était en collocation ensemble du coup lorsque l’on se rendait sur le tournage, il me passait des pistes musicales dans le camion. Mais sinon, les scènes en elles mêmes sont tellement denses qu’il y avait un contexte autour d’elles qui fait que par moments on n’avait pas besoin de musique pour se plonger dans cette ambiance oppressante (rires).
Avec Tom à la ferme, Xavier Dolan change complètement de registre, c’est comment de travailler avec lui en ce qui concerne sa direction d’acteur, y-a-t-il une certaine liberté face au scénario ? De surcroit, est-ce-que c’est différent de donner la réplique à un acteur qui est lui même le réalisateur ?
On a parfois fait de l’improvisation, c’est arrivé à quelques reprises et il me disait «là pour ça le texte je m’en fous, tu peux rajouter ce que tu veux», car dans ces moments là c’était plutôt une énergie qui était recherchée plus qu’une éloquence. C’est précieux pour un acteur car tu te sens très libre. Il fonctionnait beaucoup comme ça. En ce qui concerne le fait de tourner avec l’acteur réalisateur c’est vrai qu’il y a un piège la dedans, je l’appréhendais un peu au début, puis il m’a rapidement dit «écoute quand on joue ensemble tout ce que tu interprètes, interprète le comme le personnage». Car c’est sûr qu’en tant qu’acteur, au début tu peux facilement commencer à douter au vu de ses expressions «est-ce-que c’est le personnage ou le réalisateur qui vient de me regarder de cette façon ?». Il y a un danger à tomber là dedans. J’ai suivi la voie qu’il m’ a montrée à savoir de tout prendre du point de vue de son personnage et ça a été très utile.
C’était un tournage en pleine nature et dans un endroit très rustique. As-tu des anecdotes à nous raconter ?
Effectivement, on a vécu beaucoup de choses sur le tournage. Sur la scène de l’accouchement d’un veau, il y avait une vache qui accouchait au même moment juste à côté c’était tellement étrange. J’attendais qu’on me fasse le signe pour débuter tandis que le fermier était en face de moi avec un vétérinaire pour faire accoucher la vache, c’était vraiment bizarre pour moi. Dans le scénario il y avait une scène où une vache morte est tirée par un tracteur. Xavier n’était pas convaincu de l’utilité de la scène, parce qu’il faut savoir qu’il y a des règles d’hygiène, tu ne peux pas commander une vache morte, la faire voyager d’une ferme à l’autre, c’est interdit. C’était donc impossible. Mais pour l’accouchement dont je te parlais, il y a eu une complication, la vache et le veau sont malheureusement morts. Ce qui était impossible à tourner a pu finalement se réaliser. On a aussi eu des problèmes de météo, des scènes qui devaient être intercalées et dans ce cas c’est très palpitant pour un acteur car toi tu te prépares sur une scène puis on te dit qu’en fait on va tourner une scène complètement différente, alors tu te replonges dans ton texte et tu essayes de te reconcentrer. On a tourné des scènes aussi où il faisait un froid glacial, on était gelés et on grelotait entre les prises puis quand on entendait «action» il fallait faire comme si de rien n’était. On doit encaisser le froid et c’était pas souvent simple.
On t’a vu dans Polytechnique de Denis Villeneuve (Prisoners, Incendies), maintenant chez Xavier Dolan, à quand un rôle chez Jean-Marc Vallée (C.R.A.Z.Y, Dallas Buyers Club) ?
Écoute, appelle -le et mets lui la pression (rires) ! Je sais pas, c’est sûr que ça serait génial. D’ailleurs, Xavier vient juste de tourner avec lui.
Ces deux réalisateurs ont fait leurs premiers pas à Hollywood. Le cinéma québécois s’exporte de plus en plus.
Oui c’est vrai. Moi j’ai l’impression que Xavier va aussi tourner quelque chose avec Hollywood. Je ne sais pas pourquoi en ce moment le cinéma québécois s’exporte plus. Je n’en ai aucune idée mais je pense que ça a beaucoup à voir avec le fait que souvent on parle de ces trois réalisateurs car ils ont beaucoup de talent. Ça ne veut pas dire que les autres avant n’étaient pas doués, il y a de grands cinéastes québécois que moi j’adore comme Claude Jutra ou Jean-Claude Lauzon qui est malheureusement décédé.
Et toi as-tu des projets en cours, des envies particulières ?
J’ai des projets, en juin je vais participer à un long-métrage avec la scénariste Renée Beaulieu qui passera pour la première fois derrière la caméra. J’ai des séries télé qui continuent de se tourner cet été, mais mon agenda reste relativement libre et c’est toujours un peu angoissant pour un acteur, mais c’est pas grave j’ai toujours confiance, j’espère que ça va rapidement changer.
Un petit rôle chez Villeneuve, un très bon second rôle chez Xavier Dolan, c’est en train de monter !
C’est ce que je me dis effectivement, le film de Xavier, j’en suis très content et je suis ravi que mon nom voyage avec ce film.
Notre critique du film est à lire par ici .
Au cinéma le 16 avril 2014.
visuel (c) Hugo Saadi